mercredi 22 mai 2013

Intervention de Jean GLAVANY devant l’Observatoire de la Laïcité Mardi 21 mai 2013




Objet : « La Laïcité dans le droit »

1 – Si l’on excepte des marqueurs bien particuliers de l’histoire de France du type « Edit de Nantes », le premier grand texte laïque, au sens non seulement de sa philosophie mais aussi de sa  traduction dans le droit, date de 1789 . Il s’agit bien sûr de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En effet, celle-ci stipule dans son article 10 :
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »

Et remarquons tout de suite, parce que c’est l’essentiel, cette formule incontournable : « pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ». Elle signifie que la seule restriction juridiquement fondée de limiter la liberté d’opinion – donc de conscience – est bien l’ordre public. Toute autre limitation que celle liée à l’ordre public n’est pas recevable. Ici sont ainsi définies, pour la première fois, la liberté de conscience et ses limites.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen stipule aussi dans son article 11 :
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen  peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi. »

Ainsi sont posés le cadre et les limites des libertés d’opinion et de conscience, d’une part, et d’expression, d’autre part, dès la fin du XVIIIe siècle.
Au-delà de ces articles, la Déclaration affirmait des principes qui resteront gravés à travers les siècles, comme son fameux article 1 :
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »


Rappelons que depuis quelques décennies, cette déclaration universelle fait partie intégrante du « bloc de constitutionnalité » à partir duquel le juge constitutionnel bâtit sa jurisprudence.

2 – Après de premier grand apport au « droit laïque », il faudra attendre un peu moins d’un siècle et la IIIe République pour que celui-ci s’enrichisse avec les lois « républicaines » sur l’école publique des années 1880. Avec celles-ci et l’œuvre de Jules Ferry, la République a laïcisé ses écoles, en y retirant l’Eglise catholique par les lois des 29 mars 1882 et 30 octobre 1886. Ensuite, les lois du 1er juillet 1901 et du 7 juillet 1904 encadreront les congrégations. Et à cette « série » de grandes lois laïques de la fin du XIXe siècle, j’ajouterais volontiers les lois de « déconfessionnalisation » sur le divorce de 1884 et sur les cimetières de 1887.

3 - Ensuite, bien sûr,  avec la loi de 1905, le droit laïque trouva sans doute sa cathédrale, même si, on l’a vu, jamais cette loi n’utilise le mot même de laïcité, son substantif « laïc » ou son adjectif « laïque ».

La loi, lors de son adoption, ne comporte pas moins de quarante-quatre articles. Les deux premiers sont essentiels et affirment l’esprit d’ouverture du texte, son caractère libéral. Ils forment à eux deux le titre premier de la loi et énoncent des principes qui devront rester inamovibles. L’article 1 énonce que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».

On note là, à nouveau, l’affirmation de la vieille règle de droit français : la liberté est la règle – ici la liberté d’exercice des cultes - sa restriction est l’exception et ne peut s’appuyer que sur l’ordre public.

 L’article 2 est plus long. Il commence par la fameuse affirmation : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. »

Le titre II régit l’ «attribution des biens et des personnes » (article 4 à 11). Dans l’article 4, qui fit l’objet de débats enflammés notamment au sein de la gauche, est édictée la traduction de la laïcité dans son aspect républicain, libéral et non anticlérical avec le transfert des biens immobiliers religieux aux associations cultuelles qui se créent librement pour cela. C’est le refus de l’étatisation des biens religieux. L’article 8 fut longuement combattu par la droite, l’Eglise lui demandant de refuser l’arbitrage du Conseil d’Etat en cas de litige. Est-ce là que naquit l’adage « le diable est dans les détails » ?

Au-delà de ces quatre articles essentiels, le titre III traite des édifices du culte, le titre IV des associations pour l’exercice des cultes, celles qu’on appelle désormais les « associations cultuelles » ou « associations de la loi de 1905 », par distinction des « associations de la loi de 1901 », dont font partie, par exemple, les associations culturelles (nota : ce distinguo « cultuelles-culturelles » est aujourd’hui remis en cause par des pratiques peu respectueuses de la loi laïque : certaines associations cultuelles se « déguisent » en associations culturelles pour détourner les dispositions de la loi). Le titre V traite de la police des cultes et, enfin, le VI des dispositions générales.

4 – Puis vint la IVe République qui débuta par un nouvel enrichissement de la valeur constitutionnelle du « droit laïque » puisque le préambule de la Constitution de 1946, s’il fut très imprégné du programme du Conseil national de la Résistance, et donc très marqué par l’affirmation de droits sociaux, n’en édicta pas moins un  principe fondamental pour le droit laïque : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir d’Etat. »

C’est la première fois que le mot « laïque » apparaît dans le droit au niveau constitutionnel et ça n’est pas une mince affaire.

Autre grande première datant de 1946 : la Constitution elle-même, celle de la IVe République, définit pour la première fois la République dans son article 1 pour y affirmer que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

1946 est donc une grande date laïque : la laïcité fait une double entrée dans l’ordre constitutionnel !

Encore faut-il préciser que cet « avènement de la laïcité à l’ordre constitutionnel » ne se fit pas sans débat : en effet, si Henri Wallon, le premier à occuper le siège de ministre de l’Education nationale à la Libération, avait d’entrée de jeu affiché son intention de revenir sur toutes les décisions de Pétain, subventions aux établissements catholiques incluses, il fut remplacé, dès septembre 1944, par René Capitant, un chrétien-démocrate qui, aussitôt nommé, créa une commission présidée par André
Philip et, dans l’attente de ses conclusions, prorogea lesdites subventions. Après plusieurs mois de débats parlementaires vifs, en mai 1945, l’Assemblée finit par suivre Capitant et son compromis très « jésuitique » : les subventions aux écoles privées sont officiellement supprimées, mais elles sont maintenues pour l’enseignement technique privé, l’éducation physique,  les mouvements de jeunesse, et les établissements privés peuvent recevoir des aides sous forme de bourses.

5 - Au-delà de cette « histoire législative » de la construction progressive du droit de la laïcité, il ne faut surtout pas oublier la jurisprudence de la laïcité telle qu’elle fut progressivement affirmée par le Conseil d’Etat autour d’un corpus juridique que Rémy Schwarz définit par deux termes : « privatisation » et «liberté générale ».

La privatisation tout d’abord.
La loi de 1905 a mis fin au « service public du culte » par lequel l’Etat avait organisé les cultes officiels avec des ministres du Culte nommé ou agréés par l’Etat, rémunérés par lui, avec des missions cultuelles fixées par décret et des établissements publics gérant les édifices cultuels. Tout cela a donc été privatisé, les associations cultuelles devenant affectataires légales des édifices cultuels, même si l’Etat et les collectivités territoriales, propriétaires des édifices du culte existant au 9 décembre 1905, doivent exercer leur responsabilité de propriétaire. Certes, l’Etat a ensuite prévu des dispositifs complémentaires de financement indirect des cultes via les subventions à l’enseignement privé participant au service public d’éducation (ce qu’on appelle les établissements privés sous contrat) et par les déductions fiscales pour les contribuables octroyant les dons aux associations cultuelles. Mais cette « privatisation » a entraîné une conséquence directe : la neutralité de l’Etat et, donc, des services publics et de leurs agents.

Le principe juridique est la traduction dans notre droit d’un vieux principe d’organisation de la société laïque : tout ce qui est public est neutre, tout ce qui n’est pas neutre et relève de la liberté de conscience est du domaine privé.




La liberté générale ensuite.
C’est d’abord la liberté d’affirmation de tous les cultes dans une égalité de droits et de devoirs, avec une définition du culte très ouverte (une donnée subjective, la foi en un dieu quel qu’il soit, et une autre donnée plus objective de célébration de rites par les fidèles).

C’est ensuite une liberté de manifestation et d’expression religieuse, sachant que cette liberté ne peut être restreinte que pour des raisons d’ordre public. On retrouve là ce qu’on avait entrevu avec la philosophie politique de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

6 - Mais l’histoire de l’élaboration du corpus juridique de la laïcité ne fut pas marqué que par des avancées. Elle fut aussi marquée par des reculs notoires et sa construction fut émaillée de destructions partielles.

Et cela n’a d’ailleurs pas tardé tant les forces politiques et religieuses anti-laïcité n’avaient pas admis, digéré la loi de 1905. Le premier texte d’abandon fut la loi Astier en 1919 qui autorisa l’Etat et les collectivités à subventionner l’enseignement technique privé. Après la formidable embellie du Front populaire et la nomination  de Jean Zay au ministère de l’Education nationale (rappelons-nous  sa mémorable circulaire du 15 mai 1937 : « L’enseignement est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements. Je vous demande d’y veiller avec fermeté et sans défaillance… »), il y eut – on l’a vu plus haut – le ténébreux retour en arrière du régime de Vichy. Que Pétain ait été, dans l’histoire de France, le plus anti-laïque des acteurs politiques devrait en faire réfléchir plus d’un aujourd’hui.

Mais, après la « séparation laïque incomplète » de la Libération, c’est sans doute sous la IVe République que les reculs furent les plus spectaculaires. Il est d’ailleurs paradoxal, alors même que la naissance de la Ive République avait permis cette sorte de « couronnement juridique » que fut l’introduction du terme « laïque » dans notre Constitution, que son histoire soit un si long et douloureux combat autour de la « guerre scolaire ». La principale cause en fut sans doute l’avènement au Parlement d’un vrai parti ouvertement chrétien-démocrate, le MRP, relais quasi officiel de l’APPEL, qui aboutit à deux célèbres textes, les lois Marie et Barange de septembre 1951, partie intégrante du programme de gouvernement de René Pleven, qui accordaient les premières subventions publiques aux établissements d’enseignement catholique par l’intermédiaire des bourses dont bénéficient les familles. La brèche était ouverte.

Et elle n’allait cesser de s’agrandir sous la Ve République avec deux étapes fondamentales :
-         La loi Debré qui, en 1959, institutionnalise le financement public des écoles privées, entérinée quelques années plus tard par la loi Pompidou du 1er juin 1971.  La loi Debré est un contrat passé entre l’Etat et les établissements d’enseignement privé pour assurer le salaire des enseignants de ces établissements avec des contreparties.
-          Et, quelques années plus tard, la loi Guermeur du 25 novembre 1977, qui renforce l’aide de l’Etat aux établissements confessionnels, garantit le maintien de leur « caractère propre » (c’est-à-dire religieux) et prévoit le financement de la formation des enseignants du privé. Il y a désormais une parité - ou plutôt un partage 80 %/20% - entre enseignement public et enseignement privé. Les enseignants du privé sont formés et rémunérés par l’Etat. Avec la loi Guermeur puis, beaucoup plus tard, en 2009, la loi Carle, c’est la reconnaissance et l’aide financière par l’Etat de deux systèmes concurrents, cette concurrence étant de plus en plus défavorable à l’enseignement public. Ainsi naquit le « dualisme scolaire » qui, quoi qu’on en dise, est porteur d’une forme de communautarisme.

7  Sur le plan du droit international, c’est la question de la liberté religieuse qui est notamment traitée par des textes tels la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 – qui d’ailleurs n’a aucune valeur juridique contraignante – la Convention pour la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement adoptée sous l’égide de l’UNESCO, les deux Pactes internationaux de l’O.N.U. du 19 décembre 1966 sur les droits civils et politiques, d’une part, et sur les droits économiques, sociaux et culturels, d’autre part. L’Union européenne ne comporte pas la mention d’un principe de séparation entre le pouvoir politique et l’autorité religieuse ou spirituelle. Néanmoins, la construction politique de l’Union européenne, qui ne repose sur aucun fondement religieux, correspond en pratique aux exigences de la laïcité, même si au niveau européen on lui préfère le terme de sécularisation.

Quant à la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, son article 9 protège la liberté religieuse, sans toutefois en faire un droit absolu. L’Etat peut lui apporter des limites à la triple condition que cette ingérence soit prévue par la loi, qu’elle corresponde à un but légitime et qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique. Sur le fondement de cet article 9, la Cour a été amenée à traiter de questions qui concernent la laïcité. L’approche de la Cour repose sur une reconnaissance des traditions de chaque pays, sans chercher à imposer un modèle uniforme  de relations entre l’Eglise et l’Etat.

Cette jurisprudence montre donc que la laïcité n’est pas incompatible, en soi, avec la liberté religieuse telle que protégée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

8 - Deux mots sur les lois de 2004 et 2010
-         2004 et la Commission Stasi oubliée. La simple et nécessaire conclusion du débat sur le voile ouvert par l’arrêt du C.E. en 1989. Une loi utile parce qu’efficace.
-         2010 et la loi inapplicable de l’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public. Je n’ai aucune espèce de sympathie pour une pratique intégriste qui est, à l’évidence, une atteinte aux droits des femmes. Mais je n’ai aucune indulgence non plus avec la République quand elle fait voter des lois qu’elle est incapable de faire appliquer. Une loi inutile car inefficace.

9 – En guise de conclusion, je veux émettre des vœux, 3 vœux, pour une législation future, puisque tel est le mandat que nous a donné le Président de la République :
-         1er vœu : sortir de la logique que je crois infernale du « un évènement – une émotion – une loi ». Légiférer au coup par coup n’est jamais une bonne solution. De ce point de vue, je veux dire ma très grande réserve sur une récente initiative parlementaire.
-         2ème vœu : légiférer sur « Baby Loup » ? oui, mais pas seulement : il faut revenir à logique de la Commission Stasi et « voir large ». C’est d’ailleurs la meilleure manière de ne pas tomber dans le piège du « règlement de compte » à l’égard d’une religion et d’une seule mais de traiter toutes les religions sur un rapport d’égalité de droits et de devoirs.
-         3ème vœu : fixer des limites, oui, des interdits, pourquoi pas, promouvoir aussi. La laïcité ne peut se résumer à des interdits, elle doit être aussi promue, enseignée, vulgarisée : rendre «aimable » la laïcité, comme le dit Alain BERGOUGNOUX. Y compris à l’international…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire