Ma passion pour l’Afrique du Sud
date de 1994. Jusque là, j’avais été un militant anti-apartheid, comme beaucoup
de militants progressistes du monde. Je précise « progressiste » car la Droite européenne et
française en particulier avait les yeux de chimène pour le régime blanc de
l’apartheid et nous envoyait sa police quand nous allions manifester devant
l’ambassade d’Afrique du Sud. Ils ont changé, tant mieux.
En 1994, j’eus l’immense
privilège comme jeune parlementaire, de participer avec quelques parlementaires
français, à une mission européenne de surveillance et de contrôle des premières
élections libres en Afrique du Sud. Bouleversant souvenir, sans doute le plus
beau de ma vie politique : voir naitre une démocratie et participer,
concrètement, à son accouchement.
On imagine mal aujourd’hui la
difficulté de l’exercice : dans sa violence inhumaine, le régime de
l’Apartheid, en niant les droits du peuple noir avait, en particulier, nié son
existence juridique. Les citoyens noirs n’étaient pas reconnus ! Ils
n’avaient ni état civil ni papiers d’identité ! Si bien qu’on ne disposait
pas de listes électorales et, donc, on ne savait combien ils seraient à voter …
Les bureaux de vote allaient donc faire d’une pierre deux coups : avant de
voter, on donnerait un état civil et des papiers à chaque citoyen noir …
Chacun garde en mémoire ces files
d’attente interminables devant les bureaux de vote : cette réalité
impensable en était la cause, tout autant que l’enthousiasme participatif du peuple
noir. Dans le township où j’avais été affecté, dans la banlieue de DURBAN, je
me souviens de cette vieille femme dans une file d’attente de plus d’un
kilomètre, qui attendait patiemment assise sur un seau renversé. Elle
m’interroge sur l’explication de cette attente et tandis que je lui souhaite bon
courage, elle me répond : « vous savez, j’ai attendu soixante dix ans
pour vivre ce moment, je peux bien attendre quelques heures de plus » …
En rentrant en France, je
transmets un rapport au Président de la République, François Mitterrand, avec qui j’avais
travaillé dix ans et à qui me liait une fidélité sans faille : je voulais
qu’il sache ce que j’avais vécu.
Trois mois plus tard, en juillet
94 donc, François Mitterrand m’invita à l’accompagner lors de ce qui restera
comme la première visite d’un chef d’Etat au nouveau pouvoir sud-africain.
C’est de là que date ma première
rencontre avec Nelson MANDELA, sur le tarmac de l’aéroport de Johannesburg
lorsque le président français lui présenta la délégation officielle française.
Quelques mots, quelques phrases peut-être : je lui dis l’émotion et le
bonheur qui fut le mien trois mois plus tôt. Et lui, chaleureux, simple, de me
remercier de ma contribution à la nouvelle Afrique du Sud !
On a tout dit, tout écrit sur
Nelson MANDELA, l’immense personnage, l’homme de courage dans le combat contre
l’apartheid, le prisonnier politique du pénitencier de Robben Island, le chef
charismatique de l’ANC, le père de la nation sud-africaine, que ses
compatriotes appellent « MADIBA ».
On connaît peut-être moins
l’homme simple et chaleureux.
Trois ans plus tard, en 1997, je
représente le Parti Socialiste français au Congrès de l’ANC à MAFIKENG dans le
Nord du pays. Congrès important puisque Mandela y quitte les rênes de l’ANC
pour les transmettre à Thabo M’BEKI le futur président, fils d’un de ses
compagnons de captivité dans le pénitencier de Robben Island. Et là, par le
hasard d’une réception offerte aux délégations étrangères, je me retrouve nez à
nez au buffet avec … Nelson MANDELA ! J’engage la conversation et lui,
toujours simple, chaleureux, ouvert m’accorde un long très long entretien, un
verre à la main … Il m’interroge sur qui je suis, d’où je viens et je lui
redis, plus en détail ce que j’ai vécu lors des premières élections libres.
Mais je veux le faire parler, en particulier sur cette incroyable propension à
rassembler qui est la sienne : comment, après tant d’années de souffrance
et d’emprisonnement, peut-il être aussi magnanime et rassembleur. « Sans
doute ma nature me porte-t-elle à cela, je n’ai pas un caractère vengeur. Mais
surtout j’ai acquis depuis longtemps la conviction que c’est l’intérêt de mon
pays. Vous savez, dans ces longues années de prison, on a l’occasion de réfléchir
à tout ça … ».
Je l’interroge aussi sur sa
succession si rapidement organisée par lui. Il me dit que sa
« responsabilité, après la fin de l’apartheid et l’avènement de la
démocratie, c’est de penser à l’avenir et de passer le témoin, sans
s’accrocher »…
Nous parlâmes ainsi un long
moment et si j’ai un vrai regret, c’est de ne pas avoir pris en note tous ces
échanges dès la fin de la conversation. Mais l’homme m’était apparu tout aussi
charismatique que sa réputation planétaire et, en même temps, simple,
chaleureux, jovial.
Quelques années plus tard, c’est
en 1999 ou 2000, je retourne en Afrique du Sud avec Lionel JOSPIN alors 1er
Ministre et dont j’étais le Ministre de l’Agriculture.
Mandela n’est plus au pouvoir, il
nous reçoit à son domicile. Après l’accolade et les photos sur la terrasse
entre les deux hommes, Lionel présente la délégation ministérielle qui
l’accompagne en commençant par Hubert Védrine. Quand vient mon tour, Mandela me
regarde et dit « Eh you ! I know you ! »
Je lui rappelle nos 2 rencontres
et lui dis ma surprise qu’un immense politique comme lui se souvienne du
modeste responsable politique français que je suis.
« Of course I remember you ! »
me dit-il. Puis il ajoute “And you ? Do you remember me ? »
Eclat de rire général. Car Mandela avait un humour fou.
C’est ce que me rappelait
récemment George BIZOS, son avocat et ami, blanc, des dures années de
l’apartheid.
« Quand Mandela est
emprisonné à Robben Island (pénitencier sur une petite ile au large du Cap), je
lui rends visite pour la 1ère fois. On me dit d’attendre au port. Il
arrive dans un pick-up entouré de 5 ou 6 hommes en armes. Il se jette dans mes
bras. Mais nous nous rendons vite compte, lui et moi, qu’un blanc et un noir
qui s’étreignent affectueusement, ça déplait fortement à ses gardiens et que la
tension est vive. Alors, Mandela, pour détendre l’atmosphère dit « Eh
Georges ! Que je suis bête ! Je manque à tous mes devoirs, je ne t’ai
pas présenté les compagnons qui m’accompagnent ». Et ils me présentent un
à un par leur prénom, les gardiens en armes pour que je leur serre la main
…
Tel était l’homme. L’immense
héros du combat contre l’apartheid, cet homme charismatique au courage
exceptionnel, était aussi et surtout un homme simple, chaleureux, drôle. C’est
le privilège des grands hommes, ceux qui font progresser l’humanité : plus
ils sont grands plus leur comportement est modeste et lumineux.