Sur
la forme, faut-il rappeler au philosophe que les mots ont un sens et
que ces mots-là, en particulier, parce qu’ils mettent en cause la
mémoire et l’honneur d’un homme, parce qu’ils touchent à
l’essentiel de ce qui fonde une civilisation, sont tellement
violents et graves qu’ils ne peuvent pas être employés à la
légère? Sauf à considérer que le débat démocratique peut tout
se permettre ?
J’y reviendrai à propos du fond de ce dossier :
on peut critiquer Mitterrand et son action, comme tout homme public,
tant que l’on veut . C’est normal, c’est la démocratie. Mais
il doit y avoir une limite, celle de la calomnie odieuse à ne jamais
atteindre.
Sur
la forme toujours : en 1994, date du génocide, la France était
gouvernée par un gouvernement de cohabitation, Mitterrand,
Président, Balladur Premier Ministre et Juppé Ministre des Affaires
Étrangères. Pourquoi Mitterrand est-il qualifié d’ « abject»
et accusé de «complice du génocide » et pas les autres
responsables gouvernementaux de l’époque ? Mystère … ou début
de réponse? Si l’on voulait être rigoureux, on pourrait rappeler
les débats au sein de l’exécutif, non? Il me semble me souvenir
que Juppé était sur la même ligne que Mitterrand, celle de
l’intervention, et Balladur très opposé à celle-ci. Si on
voulait trouver une vraie complicité du génocide, en France, ce que
je me refuse à faire car c’est contraire à l’histoire toute
simplement, mais aussi à l’image de la France dans le monde, ce
qui ne devrait pas laisser indifférent tout républicain, on
pourrait se souvenir de ces débats...
Sur
la forme toujours pourquoi accuser la France et ses gouvernants et
pas les autres responsables politiques internationaux ? Après tout,
sans encore aborder le fond comme on le fera plus loin, si on regarde
avec distance l’attitude de la communauté internationale face à
ce que personne ne nie avoir été un génocide, l’honnêteté
rigoureuse devrait remarquer que seuls trois pays s’en sont un tant
soit peu préoccupés, avec plus ou moins d’efficacité : la
Belgique, le Zaïre et la France. Les USA, la Russie, l’Allemagne
ou l’Angleterre ? Aux abonnés absents... mais personne ne les met
en cause. Curieux, non ?
Sur
la forme toujours mais là, la forme rejoint le fond, ces accusations
se fondent avec celles d’un responsable politique africain concerné
et pas le moindre : le Président rwandais Paul Kagamé qui accuse la
France dans les mêmes termes que Glucksmann. Kagamé... que dire de
ce « maître à penser» de Monsieur Glucksmann, et des tenants de
cette thèse infâme ? Laissons la parole à Rony Brauman, ancien
Président de Médecins sans Frontières, qui est loin d’être un
mitterrandolâtre aveugle. Dans une longue tribune documentée et
étayée, publiée dans laTribune Franco-Rwandaise en 2014, intitulée
« Un criminel nommé Kagamé «et sous-titrée» Le Président a
instauré l’un des pires régimes de terreur du continent africain
», affirmant notamment : « en se présentant comme la voix des
suppliciés, le régime rwandais cherche à dissimuler les crimes de
masse dont il est lui-même coupable....les centaines de milliers de
morts qui lui sont imputables le placent parmi les pires régimes de
terreur de l’Afrique contemporaine. Seul le Président du
Soudan....le surpasse dans ce domaine. Mais on trouvera peu de gens
en France pour vanter les mérites de celui-ci, tandis qu’on se
bouscule pour relayer le discours de celui-là. »
Pour
en finir avec ces questions de forme qui jouxtent le fond, il faut se
souvenir qu’en 2004, Kagamé avait rompu les relations
diplomatiques avec la France suite à une fuite dans la presse
française de l’ordonnance du juge Bruguière faisant de lui le
commanditaire de l’attentat contre l’avion du Président
Habyarimana, attentat qui, on le sait, fut le «déclencheur » des
violences menant au génocide. Le juge Bruguière enquêtait à la
demande des familles françaises de l’équipage de l’avion. Et
que fit alors le Président rwandais ? Il contre-attaqua...et créa
une commission chargée de démontrer l’implication de la France
dans le génocide. Les conclusions de celle-ci, en 2008 furent, on le
devine, d’une violence terrible contre la France... Il fallut «le
talent particulier » de Bernard Kouchner pour rétablir les
relations diplomatiques entre les deux pays en prenant ses distances
avec le travail du juge Bruguière...
Venons-en
au fond : la violence entre les Hutus et les Tutsis est une histoire
ancienne, très ancienne dont le génocide fut un paroxysme et non un
accident inattendu. Et Francois Mitterrand connaissait parfaitement
cette histoire : je peux témoigner qu’un jour d’été 93 dans
les Landes, le Président français nous avait fait un très long
exposé sur la situation au Rwanda, démontrant une maitrise
ahurissante de l’histoire du conflit entre Hutus et Tutsis et,
surtout, nous disant sa très grande inquiétude quant aux risques
que cette violence si ancienne et si dévastatrice ne reprenne. 1993,
l’année est importante : elle se situe un an avant le génocide
mais après la première intervention française de 1990, et à la
fin du processus politique que celle-ci avait permis d’initier et
qui avait débouché sur les accords d’Arusha. Mais Mitterrand, au
moment de la signature de ces accords, en connaisseur de l’Afrique
et en politique expérimenté, savait la fragilité des choses. «
Ils peuvent recommencer à s’entretuer à tout moment » nous
avait-il dit....
« Complice voire actrice du génocide » selon
Kagamé et ses relais en France, l’Armée de notre pays était, en
fait, intervenue une première fois pour séparer les belligérants
et imposer un processus politique de réconciliation nationale, à
l’issue duquel elle se retira pour laisser la place à une mission
de l’ONU. Quelques mois après, le 6 avril 1994, l’attentat
contre l’avion du Président Habyarimana déclenchant, ou plutôt
relançant la guerre civile que l’on sait, la France avec
l'opération Amaryllis, comme l’Italie ou la Belgique, évacua ses
ressortissants et ses diplomates. On peut reprocher à cette
opération son objectif limité mais pas à nos militaires : telle
était la mission qui leur était confiée.
Vient
enfin, la dernière intervention française sur ce douloureux théâtre
d’opération fut « Turquoise », déclenchée le 23 juin 94.
Pourquoi seulement le 23 juin alors que les massacres duraient déjà
depuis plusieurs mois ? Toute la question est là : parce que le
Président Mitterrand, en accord avec le gouvernement de l’époque
dans lequel, il faut le dire, le Ministre des Affaires étrangères,
Alain Juppé eut une attitude digne d’éloge, exigeait pour
intervenir un mandat de l’ONU et que ce débat avait beaucoup
trainé en longueur, sans que les accusateurs de la France ne s’en
émeuvent. L’opération Turquoise fut une opération
d’interposition qui a, de fait, stoppé le génocide. Pourquoi ces
accusateurs ne le reconnaissent-ils pas ? Elle reposait,
concrètement, sur la mise en place d’une Zone Humanitaire Sûre.
Sait-on que l’armée française dut faire cesser les tirs de
l’artillerie du FPR, le parti de Kagamé, sur les camps de réfugiés
dans cette zone ? Sans que les accusateurs de la France ne s’en
émeuvent là non plus...
Fin août, à l’issue du mandat de
trois mois fixé par l’ONU, une mission de celle-ci prit le relais
de l’Armée française.
Tels sont les faits, largement étayés
par les travaux de la Mission d’information parlementaire de
l’Assemblée Nationale présidée, en 98, par Paul Quilès et
dont les rapporteurs, Bernard Cazeneuve et Pierre Brana avaient fait
un remarquable et rigoureux travail, alors que les premières
accusations injustes contre la France se faisaient jour. Mais les
accusateurs de la France considèrent sans doute que les
parlementaires français qui ont voté ce rapport sont aussi «
abjects » et « complices du génocide »...
Tels sont les faits.
Ils
méritent débat ce qui est bien normal en démocratie. Ils méritent
débat pour tirer les leçons de cette épouvantable tragédie et que
soient mis en œuvre, concrètement, au plan international, les
moyens du « plus jamais ça».
Ils
méritent le débat et la critique , fût-elle sévère, comme celle
de Rony Brauman qui parle de «neutralité coupable » par exemple.
Ou bien comme celle de Filip Reyntjens, juriste belge, membre du
tribunal pénal international sur le Rwanda, qui dans son ouvrage “
Le génocide des Tutsis au Rwanda”, critique la France pour son
soutien trop appuyé au gouvernement d’Habyarimana par exemple. Ou
bien comme la canadienne Judi River , journaliste et experte pour une
ONG de droits de l’homme qui a enquêté 20 ans sur le Rwanda et
qui ne met pas la responsabilité de la France sur le même plan que
celle, écrasante, du FPR.
Oui, tous ces faits méritent le débat.
Mais ils ne justifient pas et ne justifieront jamais la mise en cause
odieuse de la France, de ses dirigeants et de son armée. Au moment
où il sollicite les suffrages de nos concitoyens, Monsieur
Glucksmann n’a pas honoré le débat démocratique.
Jean
Glavany
Ancien chef de Cabinet de François Mitterrand
Ancien
Ministre