mercredi 4 août 2021

Il y a quelques jours, c’était le 25 juillet exactement, le Président tunisien Kaïs SAÏED a engagé une épreuve de force politique et constitutionnelle aussi spectaculaire qu’inattendue...

     ...et il me semble que nous, français, ferions bien de regarder cette situation de très près et avec tout l’intérêt nécessaire : la Tunisie est non seulement un pays-frère, proche et ami, partenaire méditerranéen essentiel, lié à nous par l’histoire et la culture qui fut aussi le théâtre du premier « printemps arabe » il y a une dizaine d’années et qui demeure, peut-être, sans doute, la dernière vraie démocratie dans le monde arabe. Autant de bonnes raisons de se pencher sur cette situation avec grand intérêt et vigilance…
Kaïs SAÏED, donc, a invoqué l’article 80 de la constitution tunisienne -sorte d’article 16 français adapté pour donner les pleins pouvoirs au Président ainsi que De Gaulle avait tenu à ce qu’il figurât dans notre constitution à nous-, pour « geler » l’activité du Parlement ( présidée par Rached Ghannouchi, le chef du parti islamiste Ennahdha), limoger le Premier Ministre Hichem Mechichi - puis, plusieurs Ministres dont ceux de l’Intérieur et de la Défense- et suspendre l’immunité parlementaire ( entendez le message « dans la lutte contre la corruption, pas de privilège pour les politiques »….).
Revenons un instant sur cette histoire de l’article 80 de la Constitution qualifiée par plus d’un commentateur de « coup d’état constitutionnel » ce qui ne manque pas de saveur tant les deux termes sont contradictoires. Et écoutons Yadh Ben Achour, éminent juriste et constitutionnaliste tunisien, le « père » en quelque sorte de la constitution tunisienne puisqu’il avait présidé la commission de réforme des textes et des institutions, après la révolution de 2011 et la chute du régime Ben Ali dont il fut un opposant notoire. Accessoirement, ce professeur de droit est membre du Comité des droits de l’Homme de l’ONU et professeur -associé dans plusieurs universités dont notre prestigieux collège de France. Un sage très respectable en quelque sorte. Yadh Ben Achour est assez catégorique : « Il s’agit d’un coup d’Etat au vrai sens du terme » dit-il à l’issue d’une démonstration rigoureuse autour de l’esprit et la lettre de l’article 80 de la constitution notamment, mais ça n’est pas la seule raison, dans la mesure où la Cour constitutionnelle qui doit être saisie dans le processus de mise en œuvre de l’article 80…n’a jamais été mise en place !
Voilà pour le contexte juridique qui n’est pas négligeable dans la mesure où il éclaire bien sur un certain penchant du Président SAÏED, mais qui n’est peut-être pas l’essentiel.
L’essentiel, me semble-t-il, est de comprendre pourquoi le Président tunisien a pris cette décision : parce que le peuple tunisien exprimait une insatisfaction profonde, une colère et des signes de révolte contre la manière dont il était gouverné et, notamment, devant la crise économique et le chômage grandissant ou bien ce qu’il faut bien appeler la tragédie sanitaire, la pandémie de la Covid faisant des ravages dans le pays dans l’impuissance absolue des pouvoirs publics. Les accusés de ce fiasco sont principalement les islamistes d’Ennahdha , le parti de Rached Ghannouchi, et cet échec spectaculaire des islamistes dans leur gouvernance s’accompagne de suspicions fortes de corruption plus ou moins généralisée ce qui en rajoute à la révolte populaire. Échec manifeste des islamistes donc, ce qui j’en conviens sans peine, ne serait pas pour m’attrister si ce n’était le peuple tunisien qui en subit les dramatiques conséquences de plein fouet.
Voilà pourquoi, autre point du contexte politique, la décision de SAÏED semble avoir recueilli un accord quasi-enthousiaste d’une large partie du peuple tunisien. Bien sûr, il faut se méfier des images soigneusement mises en scène par le pouvoir montrant le Président déambulant dans les rues de Tunis après sa décision et largement acclamé par la foule mais enfin….
C’est probablement aussi pourquoi l’accueil fait par l’UGTT, la grande centrale syndicale, garante - avec d’autres- à bien des égards du processus démocratique, a réagi avec une indulgence notoire à l’initiative présidentielle, estimant qu’elle était « conforme » à la constitution et en appelant à la poursuite du processus démocratique. « Il est temps, ajoute-t-elle, que les parties responsables de la situation dégradée dans le pays assument leurs responsabilités. »
Le moment et son contenu politique amènent, en tout cas, à réfléchir plus avant sur cet homme élu à la surprise générale en 2019, avec 72% des voix, sans parti, sans budget, sans moyens… Démarche solitaire accentuée par son refus de soutenir des candidats aux élections législatives. L’homme, assurément, est un conservateur. A bien des égards, on dirait même un réactionnaire, et par exemple, le statut de la femme tunisienne ne risque pas de faire de nouveaux progrès avec lui. Ni les minorités sexuelles se sentir plus en sécurité. D’un point de vue démocratique, il est clairement dans une démarche de caractère plébiscitaire d’un face-à-face entre le peuple et lui et son mépris pour les corps intermédiaires ne manque pas d’inquiéter. Mais il est, à ce stade, très populaire et sait aujourd’hui gérer cette popularité. Qu’en sera-t-il demain ? Nul ne le sait mais cette situation mérite assurément d’être suivi de très près.

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