vendredi 6 mai 2022

Lu «  L’archipel français » de Jérôme Fourquet paru au Seuil.

Jérôme Fourquet est Directeur du département « Opinion » à l’IFOP  et cet ouvrage
qui date déjà de trois ans est une auscultation méthodique et rigoureuse, sociologique, ethnologique et politique de la société française, fondée sur de très nombreuses données statistiques, sondages ou données électorales. J’avais déjà étudié ce livre « monumental », piochant à de nombreuses reprises dans ses chapitres et ses tableaux, mais il me manquait de le lire in-extenso, stylo en main, pour en tirer le meilleur miel. Tâche ardue mais tellement édifiante ! Il est difficile de résumer ce travail tant il est riche, documenté, étayé, nourri. Cette analyse multicritères a quelque chose d’impressionnant et presque incontestable. Je dis « presque » car il y a bien un ou deux aspects contestables quand on fait plus appel à des « ressentis » qu’à des données objectives. Mais enfin, ce reproche est très marginal et ne porte en aucun cas préjudice à la qualité globale du travail. Venons-en à la conclusion de la démonstration : la France ne serait plus une République «Une et indivisible » comme le dit sa constitution ( qui dit aussi qu’elle est «démocratique et laïque » mais bon…) mais une juxtaposition de groupes qui s’organisent et vivent dans un « entre-soi » sans trop se soucier de ce qui se passe ailleurs sauf, bien sûr, pour s’en plaindre et justifier d’autant leur parti-pris d’autonomie. Cette juxtaposition s’apparenterait à un « archipel » comme les îles des Cyclades en Grèce ou de l’arc Antillais. Avec, bien entendu, quelque chose en commun qui relève de l’histoire ou du culturel, mais en «autonomie » sans trop se soucier de ce qui se passe dans les îles alentours. Bien sûr, on pense à l’évidence aux cités où la religion et le « grands frères » ont pris en charge une organisation sociale palliant l’absence ou, pour le moins, la très grande insuffisance de présence de la République et de ses services publics. Mais Fourquet va bien au-delà pour étudier de près les causes urbanistiques, de desserte en moyens de transport par exemple, de désindustrialisation avec les disparitions concrètes d’usines, d’entreprises. De ce point de vue, l’analyse sociologique des « gilets jaunes » est très édifiante.

Au plan politique, où les effets de l’effondrement des « grandes cathédrales » intégratrices, le catholicisme, le Parti Communiste et l’Education Populaire, sont très bien décrits, trois sujets méritent d’être relevés :
- d’abord, face à cette « archipelisation », expression d’un certain culte de la différence et de la recherche d’une « identité », l’épuisement des grandes cérémonies ou des grands moments d’unité nationale. La fête après la victoire des footballeurs français à la Coupe du Monde 98, et la thématique de la France « black-blanc-beur » a fait long feu : en 2008, la même victoire n’a pas eu le même retentissement. Mbappé, de ce point de vue en tout cas, n’égala point Zidane…
Ma conclusion partielle et politique est qu’il faut retrouver ce goût du «commun », de ce qui nous rassemble au-delà de nos différences. L’Education, évidemment, est en première ligne dans cette affaire. Le respect et le goût de la solidarité active doivent y retrouver toute leur place. Sciences Po a engagé quelque chose de très interessant de ce point de vue avec le «parcours d’humanité » qui oblige chacune ou chacun des étudiants à participer activement à une action humanitaire ou caritative, celle-ci étant accompagnée de conférences de lectures autour de ce thème et, bien entendu, intégrée au cursus universitaire. Mais pourquoi attendre l’enseignement supérieur et réserver cette démarche à une élite ?
Autre réflexion sur ce même thème : la question identitaire dont on voit bien, à travers cet ouvrage, qu’elle est posée. Parce qu’un nombre croissant de français se la posent ! Alors pourquoi la fuir ? Je pense bien sûr à la Gauche qui considère depuis longtemps que ce sujet n’en est pas un et que c’est, je caricature à peine, un sujet « de droite ». Pourtant, il y a sûrement une manière républicaine et non pas nationaliste d’aborder ce sujet majeur. Non pas en exploitant la thématique de « l’identité nationale » comme le fit Sarkozy chassant sur les terres du RN, mais plutôt celle de « l’identité française » dans les pas de Fernand Braudel ?
- ensuite, la thématique de l’immigration qui, bien évidemment, est très liée à ce qui précède. Mais j’y reviens et insiste car Fourquet démontre avec une clarté lumineuse comment la progression du Front devenu RN est indubitablement liée à cette thématique ( même si les résultats de la présidentielle de 2022 m’amènent à mettre un bémol à ce constat : dans mon petit village du Sud-Ouest et dans, hélas, beaucoup de villages alentours où il n’y a pas un immigré et pas de problème d’insécurité, la majorité obtenue par Madame Le Pen au deuxième tour tient, j’en suis convaincu, au sentiment d’abandon ). Là encore, la lâcheté ou la fainéantise de la Gauche l’a empêchée depuis des années de traiter sérieusement le sujet. Face à la fermeture, illusoire mais convaincante pour beaucoup, des frontières à toute forme d’immigration, mais face aussi à l’ouverture en grand des frontières, irresponsable quand un pays n’est pas capable d’accueillir dignement et d’intégrer les immigrés, il y a un chantier pour la Gauche qu’elle n’a pas su travailler. L’immigration, comme l’identité française, faute d’être abordées et travaillées sérieusement par la Gauche, sont devenues les apanages de la Droite extrême et de l’extrême droite qui en ont fait un miel politique évident.
- enfin, la disparition du vieux clivage politique « Droite-Gauche » et l’apparition d’un nouveau clivage « insider-outsider » ou pour être plus francophile (part essentielle de notre identité !), « gagnants-perdants » de la mondialisation libérale. Je ne sais si ce clivage, dont l’existence est spectaculairement démontrée par Fourquet, est durable. En d’autres termes je ne sais trop si il survivra à Macron. Mais ce que je sais, c’est qu’il est, là encore, comme un fameux défi lancé à la Gauche : pour reprendre une vieille thématique chère à Jean Poperen, de quel « front de classes » le projet politique de la Gauche demain sera-t-il l’expression ? La Fondation Terra Nova, il y a quelques années, avait fait un travail sur le sujet qui était aussi provocateur que critiquable, justement parce qu’elle prônait, à partir du clivage Macronien, d’être - grosso modo- du côté des gagnants. Je pense à l’inverse, que la Gauche est d’abord un cri de colère contre les injustices et que le sort des « perdants » doit la mobiliser d’abord. Mais avec qui ? Évidemment, l’avenir des classes moyennes est en point de mire de ce travail jamais effectué. Sans doute le premier chantier à aborder pour la Gauche en reconstruction.
Merci Fourquet !
J’ai volontairement adopté une approche utilitariste pour la Gauche du terrible constat qu’il a effectué. Et j’insiste sur ce « merci » car il montre l’ampleur de la tâche à effectuer.