mardi 21 mai 2019

Les déclarations répétitives de Monsieur Glucksmann sur le génocide du Rwanda et la responsabilité de Mitterrand, qualifié par lui d’ «abject » et de «complice du génocide» ont quelque chose d’ahurissant sur la forme comme sur le fond.




Sur la forme, faut-il rappeler au philosophe que les mots ont un sens et que ces mots-là, en particulier, parce qu’ils mettent en cause la mémoire et l’honneur d’un homme, parce qu’ils touchent à l’essentiel de ce qui fonde une civilisation, sont tellement violents et graves qu’ils ne peuvent pas être employés à la légère? Sauf à considérer que le débat démocratique peut tout se permettre ?
J’y reviendrai à propos du fond de ce dossier : on peut critiquer Mitterrand et son action, comme tout homme public, tant que l’on veut . C’est normal, c’est la démocratie. Mais il doit y avoir une limite, celle de la calomnie odieuse à ne jamais atteindre.

Sur la forme toujours : en 1994, date du génocide, la France était gouvernée par un gouvernement de cohabitation, Mitterrand, Président, Balladur Premier Ministre et Juppé Ministre des Affaires Étrangères. Pourquoi Mitterrand est-il qualifié d’ « abject» et accusé de «complice du génocide » et pas les autres responsables gouvernementaux de l’époque ? Mystère … ou début de réponse? Si l’on voulait être rigoureux, on pourrait rappeler les débats au sein de l’exécutif, non? Il me semble me souvenir que Juppé était sur la même ligne que Mitterrand, celle de l’intervention, et Balladur très opposé à celle-ci. Si on voulait trouver une vraie complicité du génocide, en France, ce que je me refuse à faire car c’est contraire à l’histoire toute simplement, mais aussi à l’image de la France dans le monde, ce qui ne devrait pas laisser indifférent tout républicain, on pourrait se souvenir de ces débats...

Sur la forme toujours pourquoi accuser la France et ses gouvernants et pas les autres responsables politiques internationaux ? Après tout, sans encore aborder le fond comme on le fera plus loin, si on regarde avec distance l’attitude de la communauté internationale face à ce que personne ne nie avoir été un génocide, l’honnêteté rigoureuse devrait remarquer que seuls trois pays s’en sont un tant soit peu préoccupés, avec plus ou moins d’efficacité : la Belgique, le Zaïre et la France. Les USA, la Russie, l’Allemagne ou l’Angleterre ? Aux abonnés absents... mais personne ne les met en cause. Curieux, non ?

Sur la forme toujours mais là, la forme rejoint le fond, ces accusations se fondent avec celles d’un responsable politique africain concerné et pas le moindre : le Président rwandais Paul Kagamé qui accuse la France dans les mêmes termes que Glucksmann. Kagamé... que dire de ce « maître à penser» de Monsieur Glucksmann, et des tenants de cette thèse infâme ? Laissons la parole à Rony Brauman, ancien Président de Médecins sans Frontières, qui est loin d’être un mitterrandolâtre aveugle. Dans une longue tribune documentée et étayée, publiée dans laTribune Franco-Rwandaise en 2014, intitulée « Un criminel nommé Kagamé «et sous-titrée» Le Président a instauré l’un des pires régimes de terreur du continent africain », affirmant notamment : « en se présentant comme la voix des suppliciés, le régime rwandais cherche à dissimuler les crimes de masse dont il est lui-même coupable....les centaines de milliers de morts qui lui sont imputables le placent parmi les pires régimes de terreur de l’Afrique contemporaine. Seul le Président du Soudan....le surpasse dans ce domaine. Mais on trouvera peu de gens en France pour vanter les mérites de celui-ci, tandis qu’on se bouscule pour relayer le discours de celui-là. »

Pour en finir avec ces questions de forme qui jouxtent le fond, il faut se souvenir qu’en 2004, Kagamé avait rompu les relations diplomatiques avec la France suite à une fuite dans la presse française de l’ordonnance du juge Bruguière faisant de lui le commanditaire de l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, attentat qui, on le sait, fut le «déclencheur » des violences menant au génocide. Le juge Bruguière enquêtait à la demande des familles françaises de l’équipage de l’avion. Et que fit alors le Président rwandais ? Il contre-attaqua...et créa une commission chargée de démontrer l’implication de la France dans le génocide. Les conclusions de celle-ci, en 2008 furent, on le devine, d’une violence terrible contre la France... Il fallut «le talent particulier » de Bernard Kouchner pour rétablir les relations diplomatiques entre les deux pays en prenant ses distances avec le travail du juge Bruguière...

Venons-en au fond : la violence entre les Hutus et les Tutsis est une histoire ancienne, très ancienne dont le génocide fut un paroxysme et non un accident inattendu. Et Francois Mitterrand connaissait parfaitement cette histoire : je peux témoigner qu’un jour d’été 93 dans les Landes, le Président français nous avait fait un très long exposé sur la situation au Rwanda, démontrant une maitrise ahurissante de l’histoire du conflit entre Hutus et Tutsis et, surtout, nous disant sa très grande inquiétude quant aux risques que cette violence si ancienne et si dévastatrice ne reprenne. 1993, l’année est importante : elle se situe un an avant le génocide mais après la première intervention française de 1990, et à la fin du processus politique que celle-ci avait permis d’initier et qui avait débouché sur les accords d’Arusha. Mais Mitterrand, au moment de la signature de ces accords, en connaisseur de l’Afrique et en politique expérimenté, savait la fragilité des choses. « Ils peuvent recommencer à s’entretuer à tout moment » nous avait-il dit....
« Complice voire actrice du génocide » selon Kagamé et ses relais en France, l’Armée de notre pays était, en fait, intervenue une première fois pour séparer les belligérants et imposer un processus politique de réconciliation nationale, à l’issue duquel elle se retira pour laisser la place à une mission de l’ONU. Quelques mois après, le 6 avril 1994, l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana déclenchant, ou plutôt relançant la guerre civile que l’on sait, la France avec l'opération Amaryllis, comme l’Italie ou la Belgique, évacua ses ressortissants et ses diplomates. On peut reprocher à cette opération son objectif limité mais pas à nos militaires : telle était la mission qui leur était confiée.

Vient enfin, la dernière intervention française sur ce douloureux théâtre d’opération fut « Turquoise », déclenchée le 23 juin 94. Pourquoi seulement le 23 juin alors que les massacres duraient déjà depuis plusieurs mois ? Toute la question est là : parce que le Président Mitterrand, en accord avec le gouvernement de l’époque dans lequel, il faut le dire, le Ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé eut une attitude digne d’éloge, exigeait pour intervenir un mandat de l’ONU et que ce débat avait beaucoup trainé en longueur, sans que les accusateurs de la France ne s’en émeuvent. L’opération Turquoise fut une opération d’interposition qui a, de fait, stoppé le génocide. Pourquoi ces accusateurs ne le reconnaissent-ils pas ? Elle reposait, concrètement, sur la mise en place d’une Zone Humanitaire Sûre. Sait-on que l’armée française dut faire cesser les tirs de l’artillerie du FPR, le parti de Kagamé, sur les camps de réfugiés dans cette zone ? Sans que les accusateurs de la France ne s’en émeuvent là non plus...
Fin août, à l’issue du mandat de trois mois fixé par l’ONU, une mission de celle-ci prit le relais de l’Armée française.
Tels sont les faits, largement étayés par les travaux de la Mission d’information parlementaire de l’Assemblée Nationale présidée, en 98, par Paul Quilès et dont les rapporteurs, Bernard Cazeneuve et Pierre Brana avaient fait un remarquable et rigoureux travail, alors que les premières accusations injustes contre la France se faisaient jour. Mais les accusateurs de la France considèrent sans doute que les parlementaires français qui ont voté ce rapport sont aussi « abjects » et « complices du génocide »...
Tels sont les faits.

Ils méritent débat ce qui est bien normal en démocratie. Ils méritent débat pour tirer les leçons de cette épouvantable tragédie et que soient mis en œuvre, concrètement, au plan international, les moyens du « plus jamais ça».

Ils méritent le débat et la critique , fût-elle sévère, comme celle de Rony Brauman qui parle de «neutralité coupable » par exemple. Ou bien comme celle de Filip Reyntjens, juriste belge, membre du tribunal pénal international sur le Rwanda, qui dans son ouvrage “ Le génocide des Tutsis au Rwanda”, critique la France pour son soutien trop appuyé au gouvernement d’Habyarimana par exemple. Ou bien comme la canadienne Judi River , journaliste et experte pour une ONG de droits de l’homme qui a enquêté 20 ans sur le Rwanda et qui ne met pas la responsabilité de la France sur le même plan que celle, écrasante, du FPR.
Oui, tous ces faits méritent le débat. Mais ils ne justifient pas et ne justifieront jamais la mise en cause odieuse de la France, de ses dirigeants et de son armée. Au moment où il sollicite les suffrages de nos concitoyens, Monsieur Glucksmann n’a pas honoré le débat démocratique.

Jean Glavany
Ancien chef de Cabinet de François Mitterrand
Ancien Ministre

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