vendredi 31 janvier 2020

"La liberté, mais...", disent-ils


Que se passe-t-il au pays de Voltaire et Diderot ? 



Une lycéenne de 16 ans, repoussant les avances d’un internaute et recevant des insultes racistes et homophobes – elle est lesbienne – poste une vidéo sur Instagram dans laquelle elle déclare sa détestation de la religion, en l’occurrence celle de son harceleur, l’islam : « Je déteste la religion [...], le Coran, il n'y a que de la haine là-dedans, l'islam, c'est de la merde, c'est ce que je pense ».
Cette jeune fille, c’est Mila, un nom qui a enflammé les réseaux sociaux. Car sitôt sa vidéo postée, ce n’est même plus un torrent de haine qui s’écoule sur elle, mais un déluge d’insultes (jusqu’à 200 à la minute !), de menaces, de promesses de venir lui régler son compte dans son lycée, dont la localisation est révélée, ainsi que sa véritable identité. Les menaces sont suffisamment précises pour que la jeune fille ne retourne pas au lycée, car sa sécurité n’y est plus assurée.

  Que croyez-vous qu’il arriva ? Une jeune femme dont la vie est mise en danger pour avoir usé de sa liberté d’expression – on peut critiquer les religions en France, le délit de blasphème n’existe plus depuis 1881 -, pourchassée par des ignorants, des obscurantistes, allait immanquablement déclencher un élan de solidarité ? Pas du tout : silence des associations antiracistes (à part la LICRA), silence des associations LGBT, silence des féministes, silence des associations de défense des droits de l’Homme, silence de la quasi-totalité de la classe politique, à l’exception de l’extrême-droite qui, à son habitude, profite des vides laissés par la droite comme par la gauche pour poursuivre son agenda xénophobe contre les musulmans et les immigrés.

  Puisque elle ne vient pas du haut, la mobilisation viendra du bas, via les réseaux sociaux : tout comme Mila, qui avait très clairement expliqué qu’exécrer la religion est un droit et ne s’apparente en rien au racisme, des dizaines de milliers d’internautes se sont élevés contre cette nouvelle forme de censure, qui gagne chaque jour du terrain, et dont le slogan est : « Je suis pour la liberté d’expression, mais… ». Je suis pour la liberté d’expression, mais il ne faut pas stigmatiser. Je suis pour la liberté d’expression, mais j’interdis les conférences de mes adversaires politiques. Je suis pour la liberté d’expression, mais certaines pièces de théâtres écrites il y a deux mille ans sont choquantes et racistes. On ne compte plus ces derniers mois les actions entreprises pour empêcher un spectacle, faire annuler la venue d’un homme politique ou d’un artiste. On ne compte plus non plus les commentaires, articles, tribunes, qui se veulent sages et équilibrées, qui retournent l’accusation contre la victime. Un délégué général du CFCM ne craint pas d’affirmer « elle l’a cherché, elle assume ! ». Elle assume quoi, M. Zekri ? De risquer de se faire violer ou égorger, comme certains le lui promettent ?

Le comble de la confusion est atteint lorsque la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, pourtant professeur de droit et ancienne membre du conseil constitutionnel, condamne les attaques de la jeune fille, et « en même temps » s’en prend à une « insulte à la religion, [qui] est évidemment une atteinte à la liberté de conscience » (sic), alors que c’est justement la liberté de conscience et d’expression de Mila qui est, dans cette affaire, remise en cause. Certes Mme Belloubet est revenue sur ce terrible contresens après 24 heures de palinodies. Mais le mal est fait. Il faut dire que cette passion du « en même temps » frappe à tous les niveaux de la hiérarchie judiciaire, puisque le procureur de la République de Vienne avait estimé opportun d’ouvrir deux enquêtes : l’une pour menaces de mort, visant les agresseurs de Mila ; et l’autre pour « provocation à la haine à raison de la religion », visant…Mila. Le procureur vient de classer sans suite sur ce point, comme on pouvait s’y attendre tant il était évident que les propos de la jeune femme ne pouvaient en aucun cas recevoir une qualification pénale. Alors quel était l’intérêt ? Donner le change, feindre un semblant d’’équilibre ? Rien ne ressemble moins à un exercice serein de l’autorité judiciaire que de prendre ses réquisitions en anticipant les remous du tribunal de l’opinion.

  Cette affaire trahit un inquiétant brouillage des repères que la société se donne en matière de libertés fondamentales. Sur la liberté d’expression, nous devrions avoir les idées claires, et séparer sans coup férir la haine des personnes, condamnée par la loi, de la critique même violente, même ordurière, des idées et des croyances, qui est absolument libre. Nous devrions, au moins depuis Charlie, ne pas mégoter quand des appels au meurtre sont lancés par des islamistes : on sait qu’ils ne plaisantent pas, alors que celui qui insulte Jésus ou se moque de Yahvé ne court pas grand risque pour cela. Or cette gêne à dénoncer, cette peine à nommer les choses, cette difficulté à distinguer nettement les agresseurs de l’agressée, on les ressent jusqu’au sommet de la société et au cœur de l’Etat. Quel renversement ! Pendant des siècles de lutte, combattre pour la liberté, c’était combattre un Etat oppresseur, censeur et arbitraire. Ce qui menaçait la liberté, c’étaient les lettres de cachet, la justice retenue et les cabinets noirs. Certes il faut toujours garder un œil vigilant sur les tentations d’un retour à l’arbitraire d’Etat ; mais dans une démocratie, le rôle de l’Etat est justement de protéger les citoyens des pressions qu’on exerce sur eux. C’est l’une des vertus de la laïcité française : garantir la liberté de conscience contre l’arbitraire d’Etat, mais aussi contre toute forme d’emprise dogmatique. Aujourd’hui, ce n’est plus du « parti clérical » que vient le danger, mais de mille formes d’arbitraire naissants ou renaissants, dont un est plus virulent que les autres : l’islamisme. Voilà à quoi devrait normalement servir un Observatoire de la laïcité : défendre la liberté de conscience et d’expression contre les fanatiques. Encore une institution aux abonnés absents dès qu’une difficulté s’élève.

  Voilà ce que la parole publique devrait énoncer clairement. Voilà ce que les représentants de l’Etat auraient dû dire, et qu’ils n’ont pas su dire. A lire le compte-rendu de l’entretien accordé par le Président de la République à son retour d’Israël, que retenir de ce tourbillon de mots et de concepts, de cette parole si prodigue qu’elle parait vouloir tout couvrir ou tout recouvrir, au point de se contredire plus d’une fois, sinon une impression de flottement ?

  Mais n’attendons pas toujours tout de l’Etat : défendre la liberté d’expression, cela a toujours été la grande affaire des artistes, des journalistes, des intellectuels, des universitaires. Où sont-ils ? On ne les voit pas ! Que disent-ils ? On ne les entend pas ! Ou plutôt, on les entend si peu, ils sont si peu nombreux que les voix des courageux, singulières et rares, se détachent, comme celle de Richard Malka, hier avocat de Charlie, aujourd’hui défenseur de Mila, celle de la députée Aurore Bergé, celles de Bernard Cazeneuve ou d'Audrey Pulvar, celle de Sophia Aram, et bien sûr celle de Riss et avec lui, de Charlie Hebdo. On a envie de dire « toujours les mêmes ». Et oui, toujours les mêmes, mais à chaque nouveau coup de boutoir des nouveaux censeurs, la troupe s’amenuise. Qu’on y prenne garde : un jour ou l’autre, la force sera du côté du bâillon. Le silence est tellement plus reposant…

Gilles CLAVREUL, Jean GLAVANY - 31 Jan 2020

mercredi 29 janvier 2020

Lu " La mère morte" de Blandine de Caunes paru chez Stock.


Un autre livre bourré de tendresse mais une tendresse plus
douloureuse....Blandine de Caunes, sœur d'Antoine l'homme de télé et de radio si talentueux, et fille de Georges de Caunes, non moins célèbre journaliste de télé des années 50 et 60, était aussi la fille de Benoîte Groult, féministe et romancière que j'ai connue et beaucoup admirée. Blandine raconte les dernières années de la vie de sa mère, atteinte de la maladie d'Alzeimher, et cette longue descente aux enfers que tant de familles ont connu ou connaissent et où l'on perd une ou un proche deux fois : à sa mort certes, mais aussi bien avant quand elle ne vous reconnaît plus . Elle  est encore en vie mais déjà morte.. . Et quand une fille a, avec sa mère, une relation fusionnelle comme Blandine avec Benoîte, la douleur est d'autant plus grande. Blandine raconte cela avec tendresse. Et puis, la douleur va en ajouter à la douleur : pendant la longue et lente agonie de sa mère, Blandine perd sa fille unique Violette, 35 ans, dans un accident de voiture . Et la " mère morte " prend soudain un double sens : sa mère est morte et elle n'est plus mère. Douleur absolue où l'ordre des choses est soudain renversé. Mais il reste Zélie, la fille de Violette, 10 ans qui incarne cette règle simple : la vie est plus forte.....
J'ai aimé ce livre triste, très triste, mais émouvant, écrit avec une spontanéité et une liberté de ton jamais impudique, avec une sensibilité à fleur de plume.

Lu " Briser en nous la mer gelée" d'Erik ORSENNA paru chez Gallimard.


Je le dis d'entrée de jeu : Erik est un ami de longue date ( nous fûmes ensemble au cabinet de François MITTERRAND dans son premier septennat mais je l'avais connu encore avant et nous partageons l'amour de la mer et de la navigation à voile) et mon " a priori " est subjectivement favorable. Encore que... encore qu'il m'est arrivé de lui dire mes critiques quand il s'est laissé aller, dans sa considérable production - c'est peut-être là le problème...- à un peu de facilité ou bien, à trop de légèreté qui pouvait çà et là apparaître pour une forme de cynisme.
Ici, rien de tout cela : de la tendresse, de la tendresse et encore de la tendresse . Et c'est formidablement agréable à lire ! Le roman n'en est pas vraiment un puisqu'il est autobiographique, même si celle-ci est parfois romancée ( que voulez-vous, on ne se refait pas! ) : l'histoire d'amour d'Erik avec sa femme actuelle . Mais comme l'homme a eu une histoire sentimentale qu'on dira " tumultueuse", cette histoire-là n'est pas tout à fait banale . Car après avoir épousé cette femme au tempérament sans doute aussi affirmé que le sien, il en avait divorcé ... avant de la retrouver quelques années plus tard parce qu'elle lui manquait trop et que ce devait être réciproque ! Et tout cela est raconté avec humour, bien sûr, délicatesse, tendresse.
J'ai vraiment aimé ce livre.

mercredi 15 janvier 2020

Lu « Algérie la nouvelle indépendance» de Jean-Pierre Filiu paru au Seuil .


Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po, est un des meilleurs connaisseurs du monde arabe et je lis tous ses ouvrages avec un grand intérêt.
Ce livre analyse, décortique , le « Hirak », ce vaste mouvement populaire qui a envahi les rues des villes d’Algérie depuis presqu’un an et sur lequel l’auteur fonde de grands espoirs quant à sa capacité à ensemencer une culture démocratique profonde dans le pays . Mais il est passionnant aussi par sa vision historique de l’Algérie contemporaine et j ’y ai relevé , entre autres, deux points qui m’ont particulièrement interessé : d’abord la césure historique, au sein du FLN, entre l’armée de l’Intérieur qui a combattu l’armée coloniale française et est sortie exsangue de cette guerre et « l’armée des frontières » , celle de Boumedienne et Ben Bella, celle des exilés qui, après l’indépendance en 62, s’est imposée violemment, brutalement à la première dans une guerre civile qui n’a jamais dit son nom. Cette césure a laissé des traces durables . Et puis le culte de « l’anti -France »: devant les divisions, les contestations, les oppositions et les combats politiques, le pouvoir algérien, tous les pouvoirs algériens depuis 62, jouent la carte de l’union contre l’ancienne puissance coloniale qui continuerait à agir sournoisement et à manipuler l’opinion algérienne. Le « truc », puisque c’en est un, fonctionne toujours même s’il s’épuise un peu.
Dommage que ce livre s’achève avant la dernière élection présidentielle de décembre et l'arrivée au pouvoir du Président Tebboune et , surtout, avant la mort du chef d’état-major de l’armée algérienne, Gaïd Salah, véritable patron du régime militaire, chevalier véhément de l’anti-France et pilier de tous les conservatismes.
La nouvelle indépendance : après celle du pays en 1962 celle du peuple avec le Hirak ?
On est impatient de lire la suite .

lundi 13 janvier 2020

Vu " La vérité " de Hirokazu Kore-eda avec Catherine Deneuve et Juliette Binoche.


Une icône du cinéma français publie un livre de mémoires et, à cette occasion, sa fille scénariste vivant à New-York, vient à Paris retrouver sa mère, la maison de son enfance ( joli jardin au cœur de Paris ! ) et lui présenter son mari américain et sa fille.
Les retrouvailles entre la mère et la fille vont vite tourner en confrontation tant la fille, qui tombe un peu des nues, ne peut s'empêcher de mettre le doigt sur l'égoïsme de la star, vieillie....c'est un film qu'on qualifiera de psychologique sans véritable scénario et avec, parfois des longueurs, des lenteurs (amateurs de thriller s'abstenir) .
Mais il tient ( et comment ! ) par le jeu des deux actrices, formidables de naturel et de charme, mais aussi par un tas de clins d'œil au cinéma français ce qui, de la part du cinéaste japonais au grand talent, ne manque pas de saveur.

Lu " Une joie féroce " de Sorj Chalandon, paru chez Grasset.



Sorj Chalandon est journaliste, longtemps à Libération, désormais au Canard Enchaîné où il tient une chronique hebdomadaire sur les medias . 
C'est aussi un romancier déjà installé dans le paysage littéraire français puisque il a été couronné de plusieurs prix ces dernières années. Je le tiens pour un écrivain de talent et de son temps, doublé d'un humaniste vrai et de grande sensibilité.
Je l'ai rencontré une fois dans un salon littéraire où nous dédicacions nos livres côte-à-côte, c'était à Pau je crois, et je garde un joli souvenir de notre rencontre chaleureuse et de notre échange. Bref me direz-vous, parti- pris favorable ? Je le concède . Et je ne suis toujours pas déçu car ce livre est un beau livre qui relate l'histoire d'une femme malade du cancer qui se retrouve seule, abandonnée par un mari égoïste et passablement lâche - pour ne pas dire salaud ...- et qui se retrouve prise en charge par un groupe de femmes, malades comme elle. Les cheveux perdus à cause de la chimio, soumises à toutes les souffrances physiques et psychologiques, ces femmes font face à l'épreuve avec solidarité et tendresse. 
 
Mais comme l'auteur dispose aussi d'une belle imagination créatrice, il leur faire vivre une drôle d'aventure qui aurait pu mal, très mal se terminer. J'ai encore passé de très bons moments avec Sorj Chalandon...

jeudi 2 janvier 2020

A propos de la réforme des retraites : je me souviens...

Je me souviens de la déclaration du Président, c’était à Biarritz en septembre dernier je crois, qui affirmait clairement qu’il ne prendrait aucune mesure d’âge pour le départ à la retraite et qui précisait « vous savez pourquoi ? Parce que c’est injuste ! Ce qui est juste c’est de travailler sur la durée de cotisation, ce qui permet à ceux qui ont commencé à travailler très tôt de partir en retraite avant ceux qui ont eu de la chance de faire des études supérieures « ...je me souviens et je cherche à comprendre : pourquoi cette mesure sur l’âge-pivot ? Pourquoi ne pas faire ce qu’on a dit ? Serait-ce cela le nouveau monde ?
Je me souviens des proclamations de l’exécutif après la crise des gilets jaunes et l’annonce de « L’acte II » du quinquennat : ç’en était fini de la verticalité, vive l’horizontalité, le dialogue, la négociation ! Je me souviens et je cherche à comprendre : pourquoi cette porte claquée à la face des syndicats réformistes ?
 
Je me souviens du dernier rapport du COR, le Conseil d’Orientation des Retraites, rapport équilibré et sage que tous, je dis bien tous les économistes sérieux, de droite comme de gauche, ont interprété comme une prévision sérieuse mais pas alarmiste quant à l’avenir financier de notre système de retraite : vigilance mais pas de panique, les déficits prévisibles ne sont pas pour tout de suite et sont, de toutes façons, de l’ordre « de l’épaisseur du trait» comme disent nos technocrates. Je me souviens et cherche à comprendre : alors pourquoi compromettre une réforme compliquée, risquée, discutable avec une telle provocation ?
Je me souviens de cette invention linguistique, quelques jours avant l’annonce du contenu enfin précis de la réforme : il fallait distinguer le «systémique » du « paramétrique » histoire de préciser qu’il ne fallait pas polluer l’un avec l’autre ... je me souviens et je cherche à comprendre : pourquoi embrouiller les esprits avec ce concept si technocratique ?
Je me souviens de ces discours criant « haro sur les régimes spéciaux»...sans chercher à expliquer et à comprendre comment ceux-ci étaient nés. Je me souviens et je cherche à comprendre pourquoi des régimes spéciaux renaissent sous nos yeux : policiers, pilotes, aiguilleurs du ciel, danseurs de l’Opera ... ils auraient donc une légitimité ?
Je me souviens, lors des derniers remaniements ministériels qui tardaient de ces explication officielles : « oui mais maintenant, on n’est plus dans l’ancien monde, on fait ça de façon professionnelle, on doit faire des enquêtes préalables via la Haute Autorité... » ; je me souviens, les deux fois où j’ai été nommé Ministre, des appels du Secrétariat Général du gouvernement listant d’une façon exhaustive les fonctions dont je devais démissionner : « même ma présidence bénévole de l’office d’HLM des Hautes-Pyrénées ? » . Oui, même ça....je me souviens et je cherche à comprendre : est-ce cela le nouveau monde ?

Oui je cherche à comprendre. Bien sûr, je trouve une explication politique à tout cela. Mais je n’ose y croire.