...et
il me semble que nous, français, ferions bien de regarder cette
situation de très près et avec tout l’intérêt nécessaire : la
Tunisie est non seulement un pays-frère, proche et ami, partenaire
méditerranéen essentiel, lié à nous par l’histoire et la
culture qui fut aussi le théâtre du premier « printemps arabe »
il y a une dizaine d’années et qui demeure, peut-être, sans
doute, la dernière vraie démocratie dans le monde arabe. Autant de
bonnes raisons de se pencher sur cette situation avec grand intérêt
et vigilance…
Kaïs
SAÏED, donc, a invoqué l’article 80 de la constitution tunisienne
-sorte d’article 16 français adapté pour donner les pleins
pouvoirs au Président ainsi que De Gaulle avait tenu à ce qu’il
figurât dans notre constitution à nous-, pour « geler »
l’activité du Parlement ( présidée par Rached Ghannouchi, le
chef du parti islamiste Ennahdha), limoger le Premier Ministre Hichem
Mechichi - puis, plusieurs Ministres dont ceux de l’Intérieur et
de la Défense- et suspendre l’immunité parlementaire ( entendez
le message « dans la lutte contre la corruption, pas de privilège
pour les politiques »….).
Revenons
un instant sur cette histoire de l’article 80 de la Constitution
qualifiée par plus d’un commentateur de « coup d’état
constitutionnel » ce qui ne manque pas de saveur tant les deux
termes sont contradictoires. Et écoutons Yadh Ben Achour, éminent
juriste et constitutionnaliste tunisien, le « père » en quelque
sorte de la constitution tunisienne puisqu’il avait présidé la
commission de réforme des textes et des institutions, après la
révolution de 2011 et la chute du régime Ben Ali dont il fut un
opposant notoire. Accessoirement, ce professeur de droit est membre
du Comité des droits de l’Homme de l’ONU et professeur -associé
dans plusieurs universités dont notre prestigieux collège de
France. Un sage très respectable en quelque sorte. Yadh Ben Achour
est assez catégorique : « Il s’agit d’un coup d’Etat au vrai
sens du terme » dit-il à l’issue d’une démonstration
rigoureuse autour de l’esprit et la lettre de l’article 80 de la
constitution notamment, mais ça n’est pas la seule raison, dans la
mesure où la Cour constitutionnelle qui doit être saisie dans le
processus de mise en œuvre de l’article 80…n’a jamais été
mise en place !
Voilà
pour le contexte juridique qui n’est pas négligeable dans la
mesure où il éclaire bien sur un certain penchant du Président
SAÏED, mais qui n’est peut-être pas l’essentiel.
L’essentiel,
me semble-t-il, est de comprendre pourquoi le Président tunisien a
pris cette décision : parce que le peuple tunisien exprimait une
insatisfaction profonde, une colère et des signes de révolte contre
la manière dont il était gouverné et, notamment, devant la crise
économique et le chômage grandissant ou bien ce qu’il faut bien
appeler la tragédie sanitaire, la pandémie de la Covid faisant des
ravages dans le pays dans l’impuissance absolue des pouvoirs
publics. Les accusés de ce fiasco sont principalement les islamistes
d’Ennahdha , le parti de Rached Ghannouchi, et cet échec
spectaculaire des islamistes dans leur gouvernance s’accompagne de
suspicions fortes de corruption plus ou moins généralisée ce qui
en rajoute à la révolte populaire. Échec manifeste des islamistes
donc, ce qui j’en conviens sans peine, ne serait pas pour
m’attrister si ce n’était le peuple tunisien qui en subit les
dramatiques conséquences de plein fouet.
Voilà
pourquoi, autre point du contexte politique, la décision de SAÏED
semble avoir recueilli un accord quasi-enthousiaste d’une large
partie du peuple tunisien. Bien sûr, il faut se méfier des images
soigneusement mises en scène par le pouvoir montrant le Président
déambulant dans les rues de Tunis après sa décision et largement
acclamé par la foule mais enfin….
C’est
probablement aussi pourquoi l’accueil fait par l’UGTT, la grande
centrale syndicale, garante - avec d’autres- à bien des égards du
processus démocratique, a réagi avec une indulgence notoire à
l’initiative présidentielle, estimant qu’elle était « conforme
» à la constitution et en appelant à la poursuite du processus
démocratique. « Il est temps, ajoute-t-elle, que les parties
responsables de la situation dégradée dans le pays assument leurs
responsabilités. »
Le
moment et son contenu politique amènent, en tout cas, à réfléchir
plus avant sur cet homme élu à la surprise générale en 2019, avec
72% des voix, sans parti, sans budget, sans moyens… Démarche
solitaire accentuée par son refus de soutenir des candidats aux
élections législatives. L’homme, assurément, est un
conservateur. A bien des égards, on dirait même un réactionnaire,
et par exemple, le statut de la femme tunisienne ne risque pas de
faire de nouveaux progrès avec lui. Ni les minorités sexuelles se
sentir plus en sécurité. D’un point de vue démocratique, il est
clairement dans une démarche de caractère plébiscitaire d’un
face-à-face entre le peuple et lui et son mépris pour les corps
intermédiaires ne manque pas d’inquiéter. Mais il est, à ce
stade, très populaire et sait aujourd’hui gérer cette popularité.
Qu’en sera-t-il demain ? Nul ne le sait mais cette situation mérite
assurément d’être suivi de très près.
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